Tunisie – Sous-traitance : le piège invisible des travailleurs précaires

Depuis quelques mois, les contrats de sous-traitance — ou عقود المناولة — font la une des discussions sociales en Tunisie. Que ce soit dans les médias, sur les réseaux sociaux ou au sein des entreprises, ce mode d'emploi interroge sur sa légalité, sa moralité et ses conséquences sur la vie des travailleurs.
Comme chaque matin, je fais le tour des actualités. Aujourd'hui, une vidéo a retenu mon attention : des travailleurs dansant et célébrant la suppression d’un certain type de contrat de travail. Cette scène de joie m’a interpellé. Elle m’a poussé à écrire cet article, pour interroger ce que cette réforme signifie réellement — et surtout, ce qu’elle laisse en suspens.
Car le plus inquiétant, dans cette dynamique, reste l’alternative proposée aujourd’hui par la réglementation : elle ne résout rien, et aggrave souvent la précarité des plus fragiles.


                                                    

De quoi parle-t-on ? Définition d’un contrat de sous-traitance

Dans le droit tunisien, un contrat de sous-traitance permet à une entreprise (le donneur d’ordre) de déléguer une tâche ou un service à une autre structure (le sous-traitant). Cette dernière se charge de recruter et de gérer les travailleurs qui effectuent concrètement le travail.

Dans les faits, cela revient souvent à externaliser la main-d'œuvre pour échapper aux obligations d’un contrat de travail classique : pas de contrat à durée indéterminée, pas de couverture sociale, pas de dialogue social. Une solution « propre » pour l’entreprise, un enfer flou pour les travailleurs.

Qui sont les premiers concernés ?

Il ne s’agit ni de freelances qualifiés ni de cadres mobiles. Non.
Les personnes piégées dans ces contrats sont le plus souvent :

  • Peu diplômées, issues des milieux populaires,
  • En quête de stabilité, après des années de chômage ou d’emplois informels,
  • Non préparées à travailler avec une patente, c’est-à-dire à créer une activité indépendante, avec toutes les obligations fiscales et administratives que cela suppose.

Autrement dit, les plus vulnérables. Et pourtant, c’est à eux qu’on demande aujourd’hui de devenir… des prestataires de services.

Pourquoi les employeurs préfèrent la prestation de services ?

Ces dernières années, certains employeurs ont abandonné les contrats de sous-traitance au profit de contrats de prestation de services passés avec des individus disposant d’une patente fiscale. Pourquoi ? Parce que ce modèle leur offre encore plus d'avantages :

  • Moins de responsabilité légale : l’entreprise n’est plus tenue d'assurer les droits sociaux du prestataire (CNSS, assurance, congés, indemnités…).
  • Zéro gestion administrative : pas de paie à gérer, pas de dossiers RH, pas de syndicats à affronter.
  • Plus de flexibilité : la relation contractuelle peut être arrêtée du jour au lendemain, sans indemnité ni procédure.
  • Moins de risques juridiques : en cas de litige, l’employeur peut toujours dire qu’il ne s’agit pas d’un salarié, mais d’un fournisseur de service.
  • Une image plus "légale" : contrairement aux sous-traitants douteux, faire appel à un prestataire enregistré fiscalement donne une façade de conformité.

En bref, la prestation de services avec patente est une forme de "dérégulation douce" qui permet aux employeurs d’externaliser sans les contraintes... tout en se protégeant.

Mais pour les travailleurs concernés, cette évolution représente une précarité encore plus radicale.

La fausse alternative : devenir travailleur indépendant

Face aux critiques croissantes contre les contrats de sous-traitance, certains employeurs et même des institutions avancent une solution : passer par la patente fiscale.

Définition rapide : La patente fiscale (ou carte d’identification fiscale) est un document officiel qui permet d’exercer une activité économique à son compte. Cela permet de signer des contrats de prestation de services avec des entreprises sans être salarié.

Mais cette « solution » pose plusieurs problèmes majeurs :

  • Elle transfère le risque sur le travailleur, sans aucune garantie de revenu stable.
  • Elle n’offre aucune couverture sociale : ni CNSS, ni assurance maladie, ni retraite.
  • Elle institutionnalise la précarité, en faisant croire à une autonomie qui n’existe pas.

Pire encore, certains employeurs exigent une patente sans contrepartie contractuelle claire, ce qui pousse les plus désespérés à s’endetter pour obtenir un statut fiscal... qui ne leur garantit même pas un emploi.

Ce qu’il faut repenser

La Tunisie ne pourra pas parler de justice sociale tant qu’elle continuera à tolérer un système où :

  • les plus précaires sont privés de droits fondamentaux,
  • les employeurs contournent leurs obligations en toute légalité,
  • et où l’État ferme les yeux au nom de la « flexibilité ».

Il ne s’agit pas de refuser la modernisation ou la diversification des formes d’emploi. Mais toute solution doit être juste, encadrée et accessible, notamment pour celles et ceux qui n’ont ni diplôme, ni réseau, ni capital.




Comments

Popular posts from this blog

The IT Battlefront: How Europe's Economic Slowdown Is Shaking Tunisia’s Tech Sector (and It’s Not Looking Good)

Why Did Jumia Exit Tunisia? A Reflection on Internal and Market-Specific Challenges